6 – LA SOIRÉE DU BEDEAU

Cinq heures sonnèrent à une horloge lointaine. Le dormeur s’éveilla dans sa chambre de la rue de Vaugirard.

Les premiers mots qui s’échappèrent de ses lèvres furent des jurons :

— Ah nom de Dieu de nom de Dieu !

Il commença une phrase, mais celle-ci s’interrompit par suite d’un bâillement formidable qui menaçait de décrocher la mâchoire de l’homme si soudainement arraché au sommeil. Il grogna, toussa, puis, s’étant assis sur son grabat, ayant regardé autour de lui d’un air ahuri, étonné, il cracha sur le parquet. Le réveil de cet être répugnant n’avait vraiment rien pour charmer. Depuis l’aube il avait dormi du sommeil de la brute pendant toute la matinée, l’après-midi, et maintenant à cinq heures du soir il semblait encore abruti par l’alcool de la veille.

Cet homme d’âge mûr était connu dans le quartier sous le sobriquet du Bedeau. Le Bedeau. C’était une célébrité de mauvais aloi, une célébrité tout de même. Depuis plusieurs années déjà, le sinistre individu qui devait son surnom à la façon adroite et brutale avec laquelle il savait étourdir les passants en leur frappant le crâne contre le bord du trottoir, était en effet l’un des personnages les plus redoutés de la bande d’apaches dont Fantômas avait fait ses collaborateurs, ses amis.

Le Bedeau, toutefois, depuis quelques semaines, semblait s’être retiré du monde. Il vivait dans une retraite discrète et semblait fort soucieux de passer inaperçu, tout au moins dans la journée. Le soir, lorsqu’il était resté dans sa chambre jusqu’à l’heure du crépuscule, il en sortait et se rendait chez les marchands de vins et dans les bars, où il buvait chopines et liqueurs jusqu’à complet épuisement de ses ressources. Il rentrait abominablement ivre et couchait soit chez lui, soit sur le pas de sa porte, voire même en travers de l’escalier, lorsqu’il ne parvenait pas à le gravir. Ce soir-là, le Bedeau à peu près réveillé, sortit brusquement de son lit et se précipita vers une minuscule table de toilette qui occupait un angle de son logement. Il empoigna le pot à eau à deux mains, le vida à moitié :

— Ah nom de Dieu, soupira-t-il, à demi suffoqué par cette rapide absorption, ça fait du bien tout de même, j’avais la gueule en feu.

Avec des gestes machinaux l’homme passa son pantalon, puis ses chaussures et entrebâilla la fenêtre qui donnait sur la cour intérieure du vaste immeuble dont il était le locataire.

Il appela d’une voix rauque :

— La Mère Toulouche !

La Mère Toulouche, cette vieille receleuse qui n’était d’ailleurs pas à un crime près, elle non plus, était depuis quelque temps devenue la voisine du Bedeau. Par le seul fait d’ailleurs du hasard, la vilaine femme était venue s’installer dans la même maison que l’apache. La Mère Toulouche cependant n’avait pas répondu à l’appel du Bedeau. Celui-ci la héla une seconde fois, puis s’accoudant à l’appui de sa fenêtre, baissa les yeux et d’un œil distrait regarda par les croisées ouvertes dans la direction du logement de la vieille receleuse. Le Bedeau habitait au sixième et, par conséquent, dominait les autres étages. Ces logements, pour la plupart occupés par des ouvriers, étaient vides, et le Bedeau instinctivement songeait que rien ne serait plus facile que de s’y introduire. Ah oui, il se rappelait, en effet, qu’il n’avait plus d’argent et que la fin de la semaine était toute proche, ce qui signifiait pour lui qu’il allait falloir allonger une thune à la concierge sous peine d’être expulsé le lendemain, sans autre forme de procès. Mais le Bedeau se ravisa :

— Ce sont tous des purées qui habitent là, grommela-t-il, pas la peine de se donner du mal pour trouver peau de balle et balai de crin dans l’armoire.

Il appela encore d’une voix plus assurée, plus forte :

— La Mère Toulouche !

« Zut, la vieille a disparu, voilà trois jours qu’on n’a pas de ses nouvelles, sûr qu’elle s’est encore fait poisser. Et moi qui comptait sur elle pour qu’elle me refile un peu de pèze, je suis vert, bien vert.

En effet, depuis quelque temps rien ne lui réussissait et malgré sa superbe indifférence il commençait à réfléchir sur la situation, à s’inquiéter sérieusement. Le Bedeau n’avait pas la conscience tranquille. Une quinzaine de jours auparavant, sur les instances de sa maîtresse Fleur-de-Rogue, il avait indiqué à celle-ci une façon sûre et certaine de se venger de la fille de Fantômas dont Fleur-de-Rogue était terriblement jalouse.

Or, les jours s’étaient écoulés et il n’était revenu personne.

D’autre part, le Bedeau en lisant les faits divers des journaux, la seule chose d’ailleurs, qui l’intéressait, avait appris que l’enfant de Blanche Perrier, emmené par Hélène et Fleur-de-Rogue, avait été rendu à sa grand-mère par une femme inconnue dont le journal ne précisait pas le signalement.

Le Bedeau, dès lors, intrigué par ces aventures, par l’absence totale de renseignements sur l’affaire de la Bicoque, avait vu son inquiétude grandir. Il redoutait un malheur. Il savait Fleur-de-Rogue, sa maîtresse terriblement audacieuse, mais il n’ignorait pas que la fille de Fantômas savait se défendre. Laquelle des deux femmes avait triomphé ? Le Bedeau, au premier abord, souhaitait que la victoire eût été du côté de Fleur-de-Rogue, car après tout il aimait cette femme, se laissait volontiers aimer par elle et bénéficiait de son intelligence, de son activité pour vivre, sans se préoccuper des détails de l’existence quotidienne. Mais, d’autre part, le Bedeau, lorsqu’il y avait réfléchi seul à seul avec lui-même, s’était effrayé de l’audacieuse tentative, de la terrible résolution prise par sa maîtresse.

Fleur-de-Rogue n’y allait pas par quatre chemins. Elle était partie en déclarant qu’elle ferait son affaire à Hélène, elle en était fort capable après tout. Mais s’attaquer à Hélène, c’était en somme provoquer Fantômas et tuer la fille du bandit, c’était attirer sur soi la vengeance du Génie du Crime, du Maître de l’Effroi.

Depuis quarante-huit heures le Bedeau, surtout lorsqu’il était dégrisé, vivait dans une perpétuelle angoisse. À chaque instant, il redoutait de voir devant lui l’effrayante silhouette de Fantômas et il se sentait à son égard si coupable qu’il se rendait compte que le Maître se lasserait de lui pardonner. Et puis surtout, événement bien fait pour le rendre lugubre et pour assombrir son esprit, le Bedeau n’avait plus d’argent, il ne savait plus comment s’en procurer, son gagne pain, sa maîtresse, n’étant plus là pour le faire vivre.

— Zut après tout, grommela-t-il, faut que ça finisse, j’en ai assez de ce truc-là et je m’en vais agir.

Avec lassitude, le Bedeau acheva de se vêtir, passait une serviette mouillée sur ses joues que salissait une barbe hirsute, puis, ayant jeté une casquette sur son crâne dénudé, il descendit, les mains dans les poches, se dandinant à son habitude. Il gagna par la rue de Vaugirard les abords de l’avenue du Maine.

La nuit tombait, les réverbères et les boutiques s’illuminaient. Le Bedeau, après avoir flâné quelques instants le long des trottoirs, était revenu sur ses pas, comme quelqu’un qui hésite sur ce qu’il va faire. Brusquement, il avait quitté l’avenue pour s’engager dans une ruelle étroite et sombre, au fond de laquelle se trouvait un cabaret célèbre dans le monde des souteneurs et des pierreuses, qui s’appelait Au Drapeau.

— Salut, m’sieu, dames, fit le Bedeau de sa voix éraillée, lorsqu’il franchit le seuil du cabaret.

Le Bedeau toucha sa casquette et en même temps fut pris d’une effroyable quinte de toux provoquée par l’âpreté des vapeurs d’alcools et par la fumée de tabac qui empuantissaient la salle basse de l’antre où il venait de s’introduire.

Il y avait déjà pas mal de monde dans l’établissement et instinctivement le Bedeau cherchait des yeux un visage connu, une physionomie amie pour pouvoir aller s’installer auprès d’elle, lorsqu’il s’entendit interpeller :

— Hé là, mon vieux ! fit quelqu’un. Alors c’est la crève, ça sent le sapin.

— Penses-tu, rétorqua le Bedeau en bourrant sa poitrine de coups de poings, pour justifier à l’avance ce qu’il allait dire, le coffre est encore solide et n’a pas l’intention de s’en aller de sitôt voir le champ de navets. Seulement voilà, de temps en temps comme ça, j’ai besoin de me remonter. Qui c’est qui paie un verre ? Moi je ne régale pas aujourd’hui, je suis fauché comme les blés.

— Viens t’asseoir par ici, un de plus, un de moins, on s’en fout.

Le Bedeau venait s’installer sans plus se faire prier. Il tendit une main distraite à l’homme qui l’avait interpellé, puis à voix basse l’interrogea :

— C’est-y donc que vous venez de poisser quelqu’un qu’on vous trouve dans cette tôle ?

Le Bedeau, avec une certaine méfiance considérait son hôte et le compagnon qui était avec lui.

Le Bedeau connaissait parfaitement ces deux hommes, c’étaient des indicateurs que l’on soupçonnait même appartenir à la Préfecture de police, en tant qu’inspecteurs de la Sûreté et ceux qui faisaient cette supposition n’avaient point tort, car les deux hommes étaient en effet deux anciens agents d’affaires, les ex-associés de la rue Saint-Marc, Nalorgne et Pérouzin.

Et, en effet, Nalorgne et Pérouzin appartenaient régulièrement à la phalange des inspecteurs de la Sûreté, mais ce qu’ignorait leur chef, M. Havard, c’est qu’ils étaient aussi les fidèles et respectueux serviteurs de Fantômas, qu’ils renseignaient. Certes quelqu’un était renseigné sur leur duplicité, c’était Juve. Mais le policier qui avait sans doute de bonnes raisons, gardait le secret.

Nalorgne et Pérouzin, qui avaient autant de rapacité que peu de conscience, estimaient que c’était là pour eux une admirable combinaison que celle consistant à servir les intérêts des uns et des autres et à manger à deux râteliers. Pour le moment, toutefois on buvait.

Après avoir causé de choses indifférentes, le Bedeau, baissant le ton, demanda à Nalorgne :

— Vous qui cherchez toujours à poisser les gens, faut croire que chaque arrestation vous est payée en plus ?

Nalorgne hocha la tête :

— Naturellement, fit-il d’un air convaincu.

Cependant que Pérouzin, plus loquace, ajoutait :

— Et c’est surtout dans ces affaires-là qu’on fait du profit. Suivant les types la gratification varie entre cinq francs et cent francs. Plus le bonhomme qui a été fait est bon et plus on paie.

Le Bedeau approuva :

— C’est logique.

Il y eut un silence. Nalorgne fronçait les sourcils en regardant l’apache. Il lui demanda :

— Qu’est-ce que ça peut bien te faire ? pourquoi que tu essaies de nous cuisiner sur ce chapitre-là ?

— Voilà, fit-il, j’ai une combine pour vous et une bonne.

— Laquelle ?

— C’est simple, poursuivit le Bedeau.

Pérouzin fit signe au patron de l’établissement qui apporta aussitôt une seconde chopine de vin rouge.

Le Bedeau reprit :

— Tel que vous me voyez, je peux vous coller dans les pattes un numéro tout ce qu’il y a de plus costaud. Un type qui a commis plusieurs vols et quelques assassinats, je supposes que ça vaut cher.

— Assurément, s’écria Pérouzin, qui naïvement montrait son enthousiasme.

Mais Nalorgne, plus adroit :

— Ça dépend, faut voir le client. Souvent on en poisse des types comme tu dis, mais on ne peut pas les faire se mettre à table. Il n’y a pas de preuves contre eux et alors on est refait. Tout juste si on ne prend pas des engueulades.

— Mon type, déclara le Bedeau, est un type qui mangera le morceau, il en a sa claque de tout le fourbi, il est d’accord pour aller à la Nouvelle, et il s’en fout.

— On pourrait causer, commença Nalorgne.

— Parbleu, dit le Bedeau en s’animant, j’savais bien que vous y viendriez. Seulement avant de discuter plus, combien y a pour moi ?

Pérouzin hésita à parler avant Nalorgne et celui-ci, après avoir réfléchi, interrogea :

— Ton type est vraiment bon ?

— Ce qu’il y a de mieux, répliqua le Bedeau. Convenons d’un prix d’avance. Tu verras que tu ne seras pas volé.

Après une discussion longue et confuse, Nalorgne finit par promettre qu’il donnerait au Bedeau une somme forfaitaire de soixante quinze francs et ce, dès que l’apache lui aurait nommé, indiqué et livré, le criminel dont l’arrestation, disait-il, ferait sensation.

Le Bedeau triomphait. La pâleur de son visage s’atténuait et ses yeux se mirent à briller. On en était d’ailleurs à la quatrième chopine :

— Eh bien, s’écria-t-il, puisque l’affaire est conclue, on va commencer par boire un coup et manger un morceau. C’est moi qui régale.

Et d’une voix tonitruante, le Bedeau appela le patron, donna sa commande :

— Pardon, interrogea Nalorgne, légèrement interloqué, mais je te croyais fauché, le Bedeau :

Celui-ci demeura interdit, surpris d’une telle question :

— Mais, fit-il je viens de gagner soixante-quinze francs.

— Oh, oh, répliqua Pérouzin, c’est à savoir, tu ne nous as pas encore présenté le client.

Le Bedeau eut un sourire mystérieux :

— S’il ne s’agit que de cela, fit-il, vous bilez pas et buvez à sa santé.

Nalorgne et Pérouzin se laissèrent convaincre et, répondant à l’invitation du Bedeau, ils firent avec lui un festin pantagruélique. Lorsqu’on apporta l’addition elle s’élevait à 27 francs. Le Bedeau tempêta tout d’abord contre l’exagération de la note et finit par offrir vingt francs, pour solde de tout compte au patron du Drapeau. Celui-ci avait l’habitude de ces sortes de discussions, il majorait ses additions en conséquences afin de pouvoir les diminuer. L’entente fut rapidement conclue.

— Maintenant, déclara le Bedeau, en s’adressant à Nalorgne, aboulez-moi les soixante-quinze balles.

Les policiers ne bronchèrent pas :

— Donnant donnant, firent-ils, quel est le mec à poisser ?

Alors le Bedeau éclata d’un grand rire et se frappant la poitrine, selon un geste qui lui était familier :

— Le mec, déclara-t-il, mais c’est moi.

— Toi ? s’écrièrent ensemble Nalorgne et Pérouzin, fort désappointés, car ils ne songeaient pas un seul instant à mettre le Bedeau en état d’arrestation. Certes, ils savaient que l’existence de l’apache n’était guère édifiante, mais, en réalité, jusqu’à présent, nul ne connaissait rien sur lui qui permît, aux termes de la loi, de le mettre en état d’arrestation.

Le Bedeau insistait cependant :

— Le voleur, l’assassin, c’est moi que je vous dis, vous pouvez y aller, me conduire à la Tour Pointue  [1].

— Sûr, pensait Pérouzin qu’on est en train de faire une gaffe.

Nalorgne, de son air le plus maussade, questionnait encore le Bedeau :

— Si c’est pour nous avoir que tu fais tout ce boniment-là, autant le dire tout de suite, on y regarde pas, on paiera la croûte et ce sera fini.

— Vous êtes rien gourdes, fit-il puisque je vous l’dis que je suis un assassin, que j’veux être arrêté.

— La preuve ? grommela Nalorgne, qui décidément était sceptique.

Mais soudain le Bedeau triompha de ses hésitations : il avait trouvé l’argument à fournir au policier et il le fit d’un air triomphant :

— Dites donc, vous autres, interrogea-t-il, pourriez-vous me dire ce qu’est devenue ma gonzesse, Fleur-de-Rogue ?

Les deux policiers réfléchirent, puis Pérouzin avoua :

— C’est vrai que voilà bien une pièce de jours qu’on ne l’a pas vue sur le rade.

— Probable, fit le Bedeau en se rengorgeant, il y a une bonne raison pour ça c’est que je lui ai fait son affaire.

Rien n’était plus faux que cette déclaration, mais le Bedeau y mettait un tel aplomb, un tel accent de sincérité que Nalorgne et Pérouzin s’y trompèrent.

— Pas possible, s’écrièrent-ils.

Spontanément tous deux se levaient, se rapprochèrent de l’apache qui ricana :

— Vous voilà convaincus tout de même, ça va bien, mais inutile de sauter sur moi comme la misère sur le pauvre monde. Je n’ai pas l’intention de me débiner tout au contraire.

Pourquoi le Bedeau s’accusait-il d’un crime imaginaire ? quels motifs avait-il pour demander ainsi son arrestation ? Comment se faisait-il qu’il se vendait lui-même aux agents de la Sûreté ? C’était simple à comprendre, pour qui connaissait l’intelligence restreinte du sinistre apache. Le Bedeau, inquiet du sort de Fleur-de-Rogue et surtout de celui d’Hélène, redoutait par-dessus tout la colère de Fantômas, si par malheur et comme c’était possible, il était arrivé malheur à la fille. Le Bedeau par expérience connaissait la cruauté froide et l’indomptable rigueur du génie du Crime, du Maître devant lequel on ne trouvait point grâce lorsqu’on l’avait trahi. Le Bedeau se disait que l’endroit le plus sûr pour éviter la vengeance du bandit, c’était assurément la prison, la bonne et douce prison où on se laisse vivre, nourrir, blanchir, coucher, sans avoir à penser à rien.

Fleur-de-Rogue vivait-elle ou non ? La police la rechercherait, ce qui rendrait service au Bedeau et ce serait bien de la guigne si l’on ne finissait pas par démontrer qu’il avait, pour se faire arrêter porté, lui le Bedeau, une fausse accusation contre lui-même. Alors on le condamnerait à une peine plus ou moins grande pour le châtier d’avoir dupé la police et pendant ce temps-là, Fantômas, aurait tout le temps de se calmer, de penser à autre chose.

Cependant, Nalorgne et Pérouzin, qui, après quelques nouvelles interrogations, avaient désormais acquis la certitude que le Bedeau était bien un assassin, lui passaient solennellement les menottes et entraînaient leur paisible prisonnier hors du cabaret :

— On va pas cavaler à pied, interrogea le Bedeau, vous pouvez bien payer une roulante, d’autant plus que je me sens les arpions en dentelle ?

Le Bedeau, d’ailleurs, légèrement ivre, titubait.

Nalorgne et Pérouzin obtempéraient à son désir, eux non plus ne tenaient pas à s’en aller de la sorte, toutefois, avant d’arrêter un fiacre, Nalorgne, en homme précis qu’il était, faisait au Bedeau son compte :

— On te redoit soixante-quinze francs, on va te les payer.

Nalorgne déduisait de la somme le louis versé entre les mains du gargotier, pour payer son dîner. Il retint encore deux francs.

— Pourquoi ? demanda le Bedeau.

— Mais, fit le policier, pour le sapin.

Cette déclaration faillit tout gâter. L’apache se mit en colère :

— Nom de Dieu ! hurla-t-il, je crois que vous voulez m’avoir, vous autres, c’est-y pas malheureux d’essayer de me gratter comme ça, sur mon bénéfice. Ça, ça rentre dans votre boulot, c’est les frais de votre commerce.

Pérouzin essaya d’expliquer :

— Nous n’avons pas de frais supplémentaires pour cela. Alors si tu refuses de payer le fiacre, autant aller à pied.

La situation était embarrassante, car, d’une part, le Bedeau était fort ivre, et de l’autre, sur un signe de Pérouzin, gaffeur comme toujours, une voiture était venue se ranger le long du trottoir et pour s’assurer des clients par intimidation, le cocher avait déjà baissé son drapeau. Nalorgne se résigna à la générosité.

— Soit, dit-il, voilà les deux francs, la roulante sera à notre compte.

Les trois hommes s’introduisirent dans le fiacre et Nalorgne y monta le dernier, jeta une adresse au cocher.

Le véhicule roulait lentement, le Bedeau sommeillait, lorsque soudain, ayant regardé par la portière, et vu que la voiture longeait les fortifications, il s’écria stupéfait :

— Mais nom de Dieu, il se goure, le collignon !

Nalorgne et Pérouzin ne répondaient point. Le Bedeau insista :

— Dis-lui qu’il se fout dedans. Les fortifs, c’est pas la direction de la Préfectance.

Mais les policiers ne répondirent pas et à ce moment la voiture s’arrêta devant une masure hermétiquement close. Nalorgne, prestement, descendit et frappa à la porte :

Le Bedeau s’inquiéta.

— Qu’est-ce qu’il va faire ? demanda-t-il à Pérouzin.

— Voir un copain, répliqua celui-ci. Descendons aussi.

Intrigué, l’esprit alourdi par les vapeurs de l’alcool, et confiant, le Bedeau consentit à suivre Pérouzin.

À la demande de Nalorgne, la porte close s’était ouverte et brusquement le Bedeau se trouva poussé à l’intérieur d’une salle, très sommairement éclairée, salle garnie de tables et de banquettes où des hommes en train de boire étaient installés. Et tout d’un coup, le Bedeau se souvint qu’il connaissait cet endroit.

C’était un effroyable bouge de la Glacière, connu sous le nom de L’Œil Vert, et les apaches eux-mêmes ne s’y aventuraient qu’en tremblant, sûrs qu’ils étaient d’y rencontrer l’ennemi et d’y risquer toujours quelques mauvaises aventures. C’était le plus infâme établissement que l’on pût imaginer, cabaret clandestin, coupe-gorge, que même les plus terribles bandits n’approchaient qu’avec hésitation. Or, le Bedeau, allait se demander pour quels motifs Nalorgne et Pérouzin le faisaient venir là, lorsque soudain il blêmit, trembla sur ses jambes, poussa un cri de terreur :

— Ah, nom de Dieu, fit-il, ces vaches-là m’ont mouchardé.

Ses yeux apeurés ne pouvaient se détacher d’un homme qui, du fond de la salle où il se trouvait, dévisagea le Bedeau avec une singulière insistance, cependant que, sur ses lèvres fines et rasées, flottait un sourire railleur.

Le Bedeau pouvait être inquiet à juste titre, car l’homme qu’il voulait éviter à tout prix, de rencontrer se trouvait là devant lui, et cet homme, c’était Fantômas. Fantômas, autour duquel se trouvaient des hommes dévoués à sa cause et que le Bedeau connaissait bien. Il y avait là Bébé, Mort-Subite, les deux inséparables Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf, plus copains que jamais.

Cependant qu’atterré, le Bedeau demeurait immobile au milieu de la salle, Nalorgne et Pérouzin, qui s’étaient respectueusement approchés du Maître, lui racontaient leurs dernières aventures.

— Le Bedeau, disaient-ils, s’accuse d’avoir tué Fleur-de-Rogue et demande à être conduit en prison. Faut-il lui obéir ?

Fantômas éclata de rire :

— Approche ici, ordonna-t-il, en fixant l’apache qui s’avança lentement, assieds-toi, prends un verre avec nous.

— Bon, se dit le bandit, du moment que Fantômas est aimable, c’est que cela va mal tourner. Il m’en veut sûrement. Il doit savoir que c’est moi qui ai poussé Fleur-de-Rogue à tuer sa fille, ça va mal finir. C’est peut-être le dernier verre que je bois.

Et dans cette crainte, le Bedeau se versa une rasade de vin à plein bord.

Fantômas, cependant, plaisantait le Bedeau :

— Crapule, menteur, saloperie, c’est comme cela, fit-il, que pour lâcher les copains, tu n’hésites pas à t’accuser d’un assassinat que tu n’as pas commis ? Poseur, va, mais Fleur-de-Rogue n’en ferait qu’une bouchée d’un abruti de ton espèce. Je puis même te dire une bonne chose, c’est que si ta marmite a disparu et que si elle a fait explosion, ça n’est pas à toi qu’elle le doit.

Le Bedeau releva la tête.

— Fleur-de-Rogue est claquée ?

— Cela ne te regarde pas, répondit le Maître.

Soudain, à l’idée que Fleur-de-Rogue était morte et bien morte, que cette fois c’était vrai, définitif, le Bedeau sentit monter à sa gorge un sanglot, essuya une larme furtive. Mais sur l’ordre de Fantômas, il changea aussitôt d’attitude :

— Assez de sentiment, avait ordonné le Maître, et maintenant écoute, nous avons à causer.

Auparavant le bandit congédia Nalorgne et Pérouzin, auxquels généreusement il remboursa l’argent indûment versé au Bedeau.

Il ne le donna pas de sa poche, mais simplement obligea le Bedeau à restituer la somme qu’il avait perçue, moins les vingt francs du dîner, naturellement. Narlogne et Pérouzin s’esquivèrent, et cependant que Nalorgne grommelait :

— Encore une sale affaire.

Pérouzin, plus optimiste, se disait :

— Bah, cela nous coûte vingt francs, mais tout de même on a fait un bon dîner.

Dans la salle basse du cabaret, Fantômas dictait ses instructions à ses hommes. Ceux-ci l’écoutaient avec attention. Il s’agissait, cette fois, d’une affaire nouvelle comme on avait peu l’habitude d’en faire, mais d’une extrême importance. Il s’agissait de contrebande et d’introduction en France de marchandises espagnoles payant des droits élevés à la douane. Fantômas s’installait commerçant et c’était par billets de mille francs qu’il calculait.

Bébé, Mort-Subite étaient abasourdis, Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf s’embrassaient de joie à l’idée que sous la conduite de Fantômas bientôt ils seraient riches.

Le Bedeau, se faisant tout petit, ne cherchait qu’à passer inaperçu. Il s’était tassé dans un coin et écoutait toutes ces choses dont la conception lui semblait magnifique, mais Fantômas l’interpella :

— Approche, le Bedeau, fit-il.

Cependant que l’apache se levait, Fantômas conclut l’entretien avec ses amis par ces mots :

— Maintenant, que chacun se défile et rentre chez lui, il faut que dans trois jours, vous soyez les uns et les autres au rendez-vous que j’ai indiqué. Pas moyen de se tromper, n’est-ce pas ? Naturellement, allez-y chacun séparément. Il ne s’agit pas de se faire remarquer et des gueules comme les vôtres passent rarement inaperçues.

Les complices de Fantômas, l’un après l’autre s’esquivèrent, et le Bedeau tenta également de gagner la porte. Fantômas le retint :

— Hé, là-bas, où vas-tu ?

— Je… je me débine…, balbutia le Bedeau, fort embarrassé.

Fantômas eut un rire sinistre :

— Une seconde, nous avons un compte à régler tous les deux.

— Voilà, fit le Bedeau, en blêmissant, ce que je craignais. Qu’est-ce que tu me veux, Fantômas ? demanda-t-il ?

Fantômas ne répondit pas encore, le Bedeau attendit respectueusement. Les deux hommes n’étaient pas seuls dans la salle. À côté de Fantômas se trouvait un troisième personnage que le Bedeau, malgré ses soucis, considérait avec étonnement.

C’était un homme de trente-cinq ans environ, superbement bâti, l’air américain ou anglais.

Quel pouvait bien être cet homme ?

Le Bedeau n’en revenait pas de voir cet inconnu silencieux et flegmatique dans l’intimité de Fantômas, et s’entretenant parfois avec lui sur un ton de familière camaraderie.

Cependant, le Maître ordonnait au Bedeau :

— Tu as compris ce que j’ai dit aux autres ? tu vas faire comme eux. Demain matin tu prendras le train à la gare d’Austerlitz, tu demanderas un billet de troisième pour Saint-Jean-de-Luz. En sortant de la gare, tu iras te loger à la deuxième auberge à gauche, où tu resteras en attendant mes instructions. Allez, fous le camp et que je ne te revoie plus et rappelle-toi bien, que c’est seulement à cette condition que j’oublierai peut-être toutes les saloperies que tu es disposé à faire pour trahir tes amis.

Le Bedeau se leva, heureux d’en être quitte à si bon marché, mais il s’arrêta, une pensée lui venait à l’esprit : il n’avait pas d’argent pour partir et il fallait bien en demander à Fantômas.

Le Bedeau, toutefois, hésitait :

— Si je pleure pour du pèze, pensa-t-il, ça va le foutre en colère.

Néanmoins, il fallait bien s’y résigner.

— Fantômas, balbutia le Bedeau, je cavalerai, comme tu me l’as dit, demain matin seulement, voilà, c’est la dèche dans mes profondes, j’ai pas de galette pour prendre le bifton.

— C’est juste, fit Fantômas, passe à la caisse.

Ahuri, stupéfait de voir que sa demande était si facilement exaucée, le Bedeau, instinctivement chercha la caisse.

Dans la salle vide, il avisa une sorte de comptoir, il s’en approcha.

— Imbécile, où vas-tu ?

— Dame, répliqua le Bedeau, à la caisse.

— Crétin, poursuivit Fantômas, en éclatant de rire, triple idiot, décidément tu as fait ton temps le Bedeau, tu deviens complètement gâteux.

Puis, comme s’il prenait pitié de l’homme qui demeurait planté au milieu de la pièce, Fantômas désigna son flegmatique compagnon, puis solennellement déclara :

— Entends-moi bien, le Bedeau, la caisse, c’est Monsieur. Et je te recommande lorsque tu le rencontreras de ne lui parler que s’il t’adresse la parole. Défense naturellement, de ne jamais toucher un seul cheveu de sa tête, défense aussi de lui prêter secours si jamais il te demande ton aide. Tu t’en souviendras ? Il s’appelle L’Amateur.

— Bien.

Il s’approcha cependant du flegmatique personnage. Celui-ci, dès les premières paroles de Fantômas avait tiré un portefeuille de sa poche, il extrayait d’une liasse de billets de banque, une coupure de cent francs.

— Voilà, fit-il en tendant le billet au Bedeau.

L’apache se confondit en remerciements.

Mais, déjà, Fantômas et son ami, car assurément ce singulier personnage était un ami de Fantômas, s’étaient retournés et désormais ils conféraient à voix basse, sans plus se préoccuper du Bedeau.

Celui-ci, enfin prêt à partir, s’éclipsa prestement et une fois dans la rue, poussa un profond soupir de satisfaction :

— Après tout, grommela-t-il, toutes ces histoires-là tournent mieux que je ne l’espérais.